De nombreuses administrations fiscales africaines disposent d’une faible capacité à percevoir des recettes. Entre 1990 et 2020, les pays d’Afrique subsaharienne n’ont collecté en moyenne qu’environ 12 à 15% de leur PIB sous forme d’impôts, soit une part bien inférieure aux 33,5% des économies de l’OCDE.

Pour les pays qui disposent de peu d’informations sur les contribuables, de ressources limitées et d’économies informelles, il peut être difficile de collecter des recettes. De plus, les administrations fiscales africaines ont tendance à s’appuyer sur la déclaration et le paiement manuels des impôts. Les interactions en personne entre les contribuables et les fonctionnaires du fisc sont courantes, créant par là même des possibilités de collusion lors du paiement des impôts. Les contribuables africains doivent également faire face à des coûts de mise en conformité plus élevés que dans des régions similaires lorsqu’ils naviguent dans des systèmes fiscaux opaques.

Le Kenya est confronté à bon nombre de ces défis. Pour rationaliser les processus et les rendre plus transparents, le pays a commencé, au cours de la dernière décennie, à numériser les services publics tels que la perception des impôts. La numérisation vise également à améliorer l’identification des contribuables et la capacité de contrôle, ainsi qu’à réduire les coûts de mise en conformité pour les contribuables.

Dans le cadre des dernières réformes politiques, le pays prévoit d’introduire des documents d’identité numériques pour tous les Kényans d’ici février 2024. Un système d’identité numérique, l’e-ID, utilise la technologie numérique tout au long du cycle de vie de la pièce d’identité : capture, validation, stockage et transfert de données.

Au Kenya, chaque citoyen recevra un identifiant personnel unique. Cet identifiant sera essentiel tout au long du parcours scolaire de l’enfant. À partir de l’âge de 18 ans, l’identifiant deviendra un numéro d’identité national officiel permettant d’accéder à l’ensemble des services publics.

Parallèlement, le Kenya est en passe d’éliminer les transactions en espèces pour tous les services publics. Ces services incluent l’enregistrement des entreprises, les services de passeport et les services fonciers et immobiliers en 2023.

La combinaison du paiement électronique obligatoire des impôts et des cartes d’identité numériques pourrait grandement améliorer la perception des recettes et l’efficacité, et réduire les coûts de mise en conformité des contribuables.

La déclaration en ligne des revenus est obligatoire depuis 2016 pour la collecte des impôts sur l’emploi, les entreprises et les revenus locatifs. Le système prend en charge un large éventail de tâches, de l’enregistrement au remboursement. Les contribuables peuvent toutefois continuer à payer leurs impôts en espèces, en se rendant dans les banques agréées ou dans les centres de services de l’administration fiscale kényane (Kenya Revenue Authority). Le paiement électronique universel des impôts devrait changer la donne. Nous avons à notre actif des années de recherche sur la gouvernance, les finances publiques et la fiscalité dans les pays africains. Forts de cette expérience, nous pensons qu’un certain nombre de défis et de contraintes doivent être pris en compte pour tirer parti des avantages d’une administration fiscale entièrement numérisée, non seulement au Kenya, mais aussi dans les autres pays.

Technologie et fiscalité

La technologie peut renforcer l’administration fiscale d’au moins trois façons :

  1. Calculer l’assiette fiscale : en utilisant des informations provenant de tiers, la technologie peut créer des bases de données complètes sur les personnes imposables, ce qui facilite le calcul de l’impôt à payer. La carte d’identité numérique kényane améliorerait le fonctionnement des bases de données gouvernementales et la « vision » des contribuables par le percepteur des recettes.
  2. Renforcer la conformité : la technologie permet de vérifier automatiquement ce qu’un contribuable déclare en effectuant des recoupements d’autres sources de données. Des plateformes performantes de déclaration en ligne des revenus peuvent automatiquement identifier les déclarations manquantes ou tardives, grâce aux identifiants uniques fournis par un système d’identification.
  3. Faciliter la mise en conformité : la déclaration et le paiement en ligne des impôts peuvent contribuer à réduire les coûts de mise en conformité. Ils améliorent la tenue des dossiers et éliminent les déplacements, les files d’attente et les méthodes arbitraires des agents du fisc. De plus, les informations personnelles contenues dans la base de données d’identité numérique facilitent l’enregistrement fiscal.

Cependant, les faits montrent que des conditions préalables importantes doivent être réunies pour que les réformes fiscales basées sur les technologies de l’information soient couronnées de succès.

Dans le cas du Kenya, l’accessibilité et le coût pour le contribuable devraient être des priorités politiques lorsqu’il s’agit d’imposer le paiement électronique. Une étude récente sur la déclarations en ligne des revenus a notamment révélé que tout le monde n’avait pas accès aux équipements nécessaires à la déclaration en ligne et qu’il existait des barrières linguistiques. Ces difficultés d’ordre pratique ont généralement poussé les contribuables à faire appel à des intermédiaires, avant de revenir à la méthode manuelle en personne.

Ces lacunes augmentent le risque d’erreurs, d’utilisation abusive des données personnelles et de corruption, et les contribuables moins à l’aise avec les nouvelles technologies pourraient être vulnérables. Sachant que les niveaux de déclaration sont déjà faibles, les solutions de paiement électronique devraient faciliter, et non compliquer, la mise en conformité.

Enseignements tirés d’autres pays

Les services en ligne contribuent à améliorer l’exactitude et la ponctualité des déclarations, mais l’un des enseignements de notre recherche est que cela ne se traduit pas toujours par une augmentation des recettes fiscales.

Ainsi que le montre l’adoption des paiements numériques des commerçants au Rwanda, les effets positifs peuvent être de courte durée. Dans ce pays, les contribuables sont rapidement revenus aux niveaux de conformité antérieurs à l’adoption. De même, en Éthiopie, l’adoption de dispositifs fiscaux électroniques dans les points de vente a augmenté les recettes, mais les gains ont été annulés par le fait que les contribuables ont gonflé d’autres marges, moins vérifiables.

Rendre obligatoires les systèmes numériques, comme au Rwanda et en Eswatini, ne conduit pas nécessairement à leur utilisation. Des fractures numériques apparaissent entre ceux qui adoptent et ceux qui n’adoptent pas. Les contribuables les moins équipés, les plus marginalisés et les moins à l’aise avec la technologie ne sont pas en mesure de s’approprier les outils proposés.

Par ailleurs, notre étude montre également que les systèmes d’identité numérique doivent remplir plusieurs conditions pour que les administrations fiscales en tirent un bénéfice significatif. D’abord, les identifiants numériques doivent être universellement adoptés. Ensuite, les données d’identification doivent être exactes et actualisées. Et enfin, une coopération sans faille entre les entités gouvernementales est nécessaire pour permettre le partage des données, comme le montrent nos travaux en cours en Ouganda et au Ghana.

Quelle direction prendre pour le Kenya ?

Le gouvernement et l’administration fiscale doivent faire preuve de prudence en ce qui concerne les cartes d’identité numériques. En effet, des données de mauvaise qualité et obsolètes provenant de la carte d’identité numérique (e-ID) pourraient nuire aux fonctions de l’administration fiscale kényane. Les institutions concernées doivent par conséquent promouvoir une culture de mise à jour des informations au sein de la population, et encourager les citoyens à partager des informations correctes avec le gouvernement.

Pour cela, il est essentiel d’établir un cadre solide de protection des données et de confiance numérique, en particulier après l’échec du système national intégré de gestion de l’identité. Les citoyens ont besoin de clarté sur l’utilisation des données et sur la manière dont le nouveau projet diffère du précédent s’ils veulent faire confiance au système d’identité numérique.

En outre, le gouvernement et l’administration fiscale doivent aider les citoyens à passer à un paiement des impôts entièrement numérisé. Ils peuvent le faire en créant des systèmes simples et sûrs, et en fournissant une assistance et une formation.

Le développement de l’administration en ligne doit s’accompagner d’un cadre pour la protection des données et d’une infrastructure de renforcement de la cybersécurité. En plus de menacer la confidentialité et la sécurité des données personnelles des citoyens, les pannes de système – comme celle qui a récemment perturbé l’accès à de multiples services sur le portail en ligne e-Citizen – ont des répercussions extrêmement graves sur la confiance des citoyens dans le gouvernement et la technologie.

 

Nimmo Elmi (PhD) a collaboré à certaines des recherches qui ont servi de base à la rédaction de cet article.

Cet article a été initialement publié par The Conversation.

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Fabrizio Santoro

Dr Fabrizio Santoro est basé à l’Institute of Development Studies, où il travaille en tant que chargé de recherche des études empiriques sur la conformité fiscale au Rwanda, en Eswatini et en Ouganda, ainsi que sur la fiscalité informelle en Somalie. Is est le chercheur principal pour le deuxieme composant du programme DIGITAX de l'ICTD.

Celeste Scarpini

Celeste Scarpini est chargée de recherche et travaille sur le programme DIGITAX au Centre international pour la fiscalité et le développement.