Après avoir assisté à la réunion du Comité d’experts des Nations Unies sur la coopération internationale en matière fiscale en octobre et participé à ses délibérations, le professeur Sol Picciotto mène une réflexion sur l’histoire du Comité et son rôle dans la fiscalité internationale dans son récent blog.

 

La réunion du Comité d’experts des Nations Unies sur la coopération internationale en matière fiscale, qui s’est tenue à Genève du 17 au 20 octobre 2023, intervient dans un contexte où le monde de la fiscalité internationale connaît des développements historiques. La semaine précédant la réunion, le Nigeria, au nom du Groupe africain, avait soumis une résolution à l’ONU, appelant à négocier une convention des Nations Unies sur la coopération internationale en matière fiscale. Cette résolution a été approuvée par la Deuxième Commission de l’Assemblée générale, ouvrant ainsi de nouvelles perspectives en matière de gouvernance fiscale internationale.

Le même jour, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a également rendu publique l’intégralité du texte de la Convention multilatérale (CML) qui vise à relever les défis fiscaux de la mondialisation et de la numérisation, un élément clé des deux piliers négociés par le biais du Cadre inclusif OCDE/G20 sur le BEPS (érosion de la base d’imposition et transfert de bénéfices). Cependant, la CML est toujours en cours de négociation et les rapports font état de désaccords persistants et de réserves politiques, et, surtout, de sérieux doutes quant à la probabilité d’une ratification par les États-Unis, facteur déterminant pour l’adoption de la convention.

La transition vers un éventuel nouveau cadre mondial grâce à l’ONU prendra un peu de temps, mais entre-temps, le Comité est devenu de plus en plus actif.

Une nouvelle énergie au sein du Comité

Les sessions d’octobre tenues par le Comité ont porté sur des questions fiscales techniques et détaillées. Peu d’attention a été accordée aux développements mondiaux plus larges, mais la réunion a fourni un contrepoint fascinant, en particulier pour ceux d’entre nous qui soutiennent et suivent depuis longtemps les travaux du Comité. Le Comité actuel s’attaque à un programme ambitieux avec énergie, efficacité et détermination, en particulier au sein de ses membres issus de pays à faibles et moyens revenus. Cette façon de faire du Comité contraste fortement avec ses antécédents, où il se préoccupait exclusivement des conventions fiscales et où il se trouvait constamment en conflit sur la question de savoir si, et dans quelle mesure, le modèle de l’ONU devait être aligné sur celui de l’OCDE.

Aujourd’hui, à mi-parcours du mandat de quatre ans des membres actuels, qui s’étend jusqu’en 2025, le Comité est en bonne voie de produire des rapports sur divers sujets tels que notamment les impôts sur la fortune et la solidarité, la fiscalité environnementale, les impôts indirects, les impôts sur la santé et l’amélioration de l’administration fiscale (y compris par la numérisation). À cette liste s’ajoutent d’autres questions essentielles du domaine de la fiscalité internationale, auquel le Comité est plus habitué, telles que l’affinement des orientations en matière de prix de transfert et les mises à jour du Modèle de convention des Nations Unies.

Le travail du Comité dans ce domaine plus familier est également devenu plus ambitieux, avec des propositions de grande envergure. Deux d’entre ces propositions sont notamment :

1) L’instrument de mise en œuvre accélérée

La première est l’« instrument de mise en œuvre accélérée » (IMOA) proposé. Il s’agit d’une convention fiscale multilatérale qui vise à rationaliser l’adoption de certaines dispositions clés du modèle des Nations Unies dans les conventions fiscales existantes. Ces mesures permettraient de renforcer la protection du droit d’imposer à la source les bénéfices tirés d’activités dans le pays où elles sont exercées.

L’IMOA proposé (voir l’annexe B ici) a le potentiel de transformer les principales dispositions du modèle des Nations Unies en une norme mondiale effective. Il s’agirait principalement de dispositions qui protègent l’imposition à la source, en particulier celles adoptées ces dernières années par le Comité, à savoir :

  • l’imposition des plus-values liées aux ressources naturelles et aux transferts indirects opérés à l’étranger,
  • les honoraires pour les services techniques,
  • les revenus tirés des services numériques automatisés,
  • la règle de l’assujettissement à l’impôt (une alternative plus large que celle du Pilier Deux),
  • les plus-values sur les biens immobiliers.

L’IMOA propose également d’inclure les articles du modèle des Nations Unies sur les Fonds de pension et l’arbitrage.

Tout comme l’instrument multilatéral (IML) de l’OCDE pour la mise en œuvre des mesures relatives aux conventions fiscales visant à prévenir le BEPS), l’IMOA fonctionnerait de manière flexible, avec une approche facultative et un mécanisme d’appariement, permettant aux États de décider mutuellement des conventions qui seront couvertes. Néanmoins, il permettrait d’établir une référence standard et pourrait accélérer l’adoption de ces dispositions clés.

Changement dans l’attribution des droits d’imposition

L’IMOA pourrait donc grandement faciliter un changement utile de perspective sur la répartition des droits d’imposition entre les États dans le cadre des conventions fiscales. Ces dernières visent essentiellement à restreindre les droits intrinsèques des États à imposer les revenus à la source, là où les activités génératrices de bénéfices sont exercées, en partant du principe que les pays doivent encourager les investissements étrangers, en particulier ceux des entreprises multinationales (EMN). Cette approche convenait pour les pays de l’OCDE, qui sont généralement à la fois des pays d’origine et des pays d’accueil pour les EMN. Toutefois, elle réduit injustement les droits d’imposition des pays à revenu faible ou intermédiaire, qui ne sont généralement que des pays d’accueil pour les EMN étrangères.

Même si les conventions fiscales favorisent l’investissement, la possibilité pour les non-résidents d’échapper à l’impôt sur les bénéfices réalisés dans le pays nuit en fait aux recettes fiscales et à l’économie en décourageant les entreprises étrangères à créer des emplois locaux et en leur accordant des avantages fiscaux par rapport à leurs concurrentes locales. En outre, l’imposition basée sur la résidence a favorisé l’évasion fiscale, en particulier depuis les années 1990, en incitant les (EMN) à implanter des entités intermédiaires qui fournissent des services ou concèdent des licences sur des biens incorporels dans des juridictions à faible taux d’imposition ou non imposées. En 2012, les pays de l’OCDE ont finalement décidé de combattre la prolifération de l’évasion fiscale dans le cadre du projet BEPS. Cependant, ce projet a été explicitement conçu pour ne pas modifier la manière dont les droits d’imposition sont répartis.

Depuis les débuts de la fiscalité internationale, les pays à faible revenu et à revenu intermédiaire ont cherché à protéger leurs droits d’imposition à la source. Cependant, l’élaboration des conventions fiscales, qui constituent l’ossature du système fiscal international, a été confiée aux experts des pays exportateurs de capitaux, notamment les États-Unis, connus pour être le siège des EMN pendant la majeure partie du siècle dernier.

Mitchell B. Carroll a joué un rôle clé dans ce processus, en tant que consultant pour le gouvernement américain, mais aussi en tant que praticien indépendant et conseiller de groupes industriels américains tels que le National Foreign Trade Council. Il a joué un rôle de premier plan au sein du Comité fiscal de la Société des Nations (bien que les États-Unis n’aient pas adhéré à la Société), d’abord en tant que représentant des États-Unis, puis en tant que secrétaire. Il a également participé à la fondation de l’Association fiscale internationale, dont il est devenu le premier président. Un ouvrage de référence historique récemment publié par Nikki Teo a permis de documenter la période clé au cours de laquelle ont été formulées les versions « Mexico » et « London » du modèle de convention fiscale, ainsi que la tentative manquée entre 1945 et 1954 de créer une Commission fiscale à l’ONU. Les pas de Carroll ont été largement suivis, si bien que les règles fiscales internationales étaient désormais définies en tenant compte du point de vue des conseillers fiscaux des EMN et des gouvernements des pays exportateurs de capitaux, et institutionnalisées au sein de l’OCDE.

Ce n’est qu’en 1967 que l’ONU s’y intéresse de nouveau à la fiscalité internationale, mais seulement avec un « Groupe spécial d’experts », légèrement modifié en 2005 pour devenir un Comité d’experts. Les travaux de ce dernier sont restés étroitement axés sur la discussion sur les modifications à apporter au modèle de convention de l’OCDE afin de produire une version des Nations Unies plus acceptable pour les pays importateurs de capitaux. En outre, le Comité a été particulièrement perturbé dans ses activités en raison du manque de ressources nécessaires, malgré un coup de pouce en 2015 qui lui a permis de se réunir deux fois par an. Cette situation, ainsi que la frustration grandissante des pays à revenu moyen et faible face à la marginalisation de leurs points de vue dans le cadre du projet BEPS mené par l’OCDE, a poussé le Comité à être plus actif dans son mandat.

2) L’imposition des services indépendamment de la présence physique

La deuxième proposition audacieuse formulée lors de la récente réunion est due à ces préoccupations de longue date concernant les restrictions de l’imposition à la source, accentuées par l’émergence du commerce électronique il y a vingt ans. Ce passage à une économie numérisée a suscité des discussions initialement radicales au sein du Comité en 2004, notamment sur la possibilité de définir un test de présence imposable basé sur un seuil de chiffre d’affaires, et l’attribution d’un bénéfice net à un non-résident par le biais d’un système de répartition par formule. En fait, cette approche existe depuis les débuts du système des conventions fiscales, et ses éléments ont été inclus dans le modèle du Mexique et sont encore conservés dans le modèle des Nations Unies.

Le Comité n’était pas prêt à l’époque à adopter cette approche globale et a décidé en 2011 de se concentrer sur l’imposition des frais de services. Il a fallu cinq années supplémentaires pour convenir d’une nouvelle disposition à inclure dans le modèle de convention (article 12A) pour une retenue à la source, et cette disposition ne couvrait que les honoraires pour les services techniques. Comme que ces services sont définis comme impliquant une intervention humaine, la mesure ne concerne pas la fourniture de services numérisés, même si une disposition plus large a été incluse à titre d’option dans la section « Commentaire ».

À cette époque, le projet BEPS avait achevé sa première phase, même si les travaux se poursuivaient sur la question principale qui était de résoudre les problèmes fiscaux liés à la numérisation de l’économie. À ce stade, le Comité a limité son rôle au suivi des résultats du projet BEPS, tandis que les membres du Cadre inclusif non-membres de l’OCDE ont commencé à faire preuve d’une plus grande cohésion dans les négociations du projet BEPS.

Cette situation a notamment été observée lorsque le groupe des pays en développement du G-24 a présenté une proposition radicale d’imposition des multinationales, fondée sur un nouveau test de présence économique significative. Ce test consiste à répartir les bénéfices mondiaux consolidés entre les pays où les entreprises opèrent, grâce à une répartition fractionnée. Un projet de consultation publié par l’OCDE en octobre 2019 a adopté les principes de cette approche, mais les propositions étaient complexes et de portée limitée. Cette question a été abordée dans un document soumis au Comité par l’expert membre de l’Inde, qui a proposé que le Comité élabore une alternative plus simple. L’expert a donc proposé d’imposer le revenu net des « services numériques automatisés », même sans présence physique, par une répartition fractionnée, en appliquant le taux de bénéfice mondial de l’EMN aux ventes locales et en attribuant une part adéquate à la juridiction du marché.

Des travaux complémentaires ont rapidement abouti à un nouvel article : art. 12B. Celui-ci a pris la forme plus familière d’une retenue à la source sur le montant brut du paiement, à un taux à convenir entre les partenaires de la convention. Il comprenait toutefois une disposition à l’alinéa 3 (art. 12B.3) qui permet au bénéficiaire du revenu d’opter pour une imposition du revenu net (au taux national normal du pays) sur la base d’une répartition fractionnée, en attribuant 30 % à la juridiction du marché. Cette proposition avait alors été adoptée pour être incluse dans le Modèle des Nations Unies en 2021.

La nouvelle disposition proposée pour taxer les services transfrontaliers

Le nouvel article du modèle de convention proposé combinerait et étendrait les principaux articles du modèle qui traitent de l’imposition des services transfrontaliers. Il intégrerait également en une seule disposition les articles 12A, 5.3.b (la fameuse disposition « Services PE ») et 14 (pour les professions libérales). Ainsi, un prestataire de services établi en dehors du pays pourrait être soumis à l’impôt sur les paiements reçus de résidents du pays pour tout service, quelle que soit la nature, et sans qu’il soit nécessaire d’avoir une présence physique, bien qu’éventuellement sous réserve d’un seuil de revenus. Cependant, la proposition ne concernerait pas actuellement les services numériques automatisés, qui seraient traités séparément par l’article 12B.

Ce nouvel article, que le Comité a décidé de finaliser lors de cette récente réunion, simplifierait de manière utile le droit d’imposer à la source les paiements effectués pour des services, qu’ils soient qualifiés de techniques ou de professionnels, ou qu’ils soient fournis par une personne indépendante ou par une entreprise. La retenue à la source sur les paiements de services se justifie par le fait que ces paiements sont généralement effectués par des entreprises et déductibles de leurs revenus, et qu’ils érodent donc directement l’assiette fiscale du pays d’origine. La taxe pourrait donc être applicable indépendamment du fait que le service soit ou non fourni dans le pays. Ce type de taxe est en outre relativement facile à administrer.

Il s’agit cependant d’un instrument peu efficace, car ce type de retenue à la source s’applique au montant brut du paiement. Même s’il est considéré comme un impôt sur le revenu, et donc dans le champ d’application de la convention, et qu’il puisse donc être crédité sur toute dette fiscale dans le pays partenaire, il n’est pas calculé sur le revenu net ou le bénéfice, et le taux ne tient pas non plus compte de la rentabilité de la transaction ou de l’EMN concernée. Bien qu’elle ne soit pas une solution satisfaisante et complète pour l’attribution équitable des droits d’imposition sur les bénéfices mondiaux des multinationales, cette solution pratique et immédiate peut préserver l’assiette fiscale des pays à revenus moyens et faibles qui abritent les EMN.

Les prochaines étapes

Il est de plus en plus évident qu’une imposition efficace et équitable des EMN doit reposer sur un traitement conforme à la réalité économique dans laquelle elles opèrent en tant qu’entités unitaires, et que les droits d’imposition de leurs bénéfices mondiaux doivent être répartis en fonction de facteurs qui reflètent leurs activités économiques réelles dans chaque pays. Cette approche a été explorée dans le cadre d’une recherche soutenue par l’ICTD sur l’imposition unitaire des entreprises multinationales. Curieusement, le projet BEPS a maintenant abouti à l’acceptation de cette approche, ainsi qu’à un accord sur les normes techniques détaillées nécessaires à sa mise en œuvre. Cependant, les propositions actuelles de mise en œuvre sont inadéquates et injustes, et il est très peu probable que la CML soit mise en œuvre.

Le moment semble venu de lancer une nouvelle initiative, qui devrait être menée par les pays à revenu moyen et faible qui importent des capitaux. Une telle proposition a été présentée dans une note d’information par un groupe d’auteurs, dont deux membres éminents du Comité.

Le passage à un cadre fiscal mondial

La nouvelle dynamique du Comité est née en même temps que la pression politique exercée sur les Nations Unies pour qu’elles jouent un rôle beaucoup plus grand par le biais d’une convention multilatérale qui pourrait aboutir à un nouveau cadre institutionnel mondial pour la fiscalité, et ce, dans une large mesure indépendamment de cette pression. Pourtant, les deux processus sont liés, en raison de leur cause commune sous-jacente. La préférence de longue date du Comité pour l’imposition à la source, c’est-à-dire là où les opérations ont lieu, a été confirmée. Seul un organisme fiscal d’envergure véritablement mondiale pourrait enfin réaliser la réforme radicale nécessaire à une réorganisation complète, équitable et efficace des droits d’imposition sur les revenus mondiaux des entreprises multinationales.

Comme l’a si bien dit Philip Baker, éminent spécialiste de la fiscalité internationale, qui a souvent contribué et soutenu techniquement le Comité : « Depuis quelques années, il est de plus en plus clair que l’OCDE – avec ou sans le Cadre inclusif – n’est pas un organisme adéquat pour gouverner la fiscalité internationale ». D’après lui, il faut maintenant « une transition bien conçue et ordonnée des ressources, des fonctions, du personnel et du leadership auprès de l’ONU ».

Vivement donc que les négociations sur les propositions des Nations Unies débouchent sur un nouveau cadre institutionnel qui pourra reprendre les accords déjà conclus en matière de coopération fiscale internationale, tels que dans le cadre du Forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements à des fins fiscales, tout en créant une base plus propice à l’avancement des travaux de fond sur l’imposition internationale des entreprises. Il est temps pour les négociateurs gouvernementaux de mettre de côté les considérations d’intérêt national étroit et de collaborer à la création d’un cadre véritablement mondial pour les systèmes fiscaux, qui puisse contribuer au développement durable.

 

 

Lectures complémentaires

  1. Baker (2023), ‘United Nations General Assembly resolution on the “promotion of inclusive and effective international tax cooperation at the United Nations”’. British Tax Review(1): 20-23, p.23.

BEPS Monitoring Group (2023), The BEPS Proposals and Alternatives.

Sol Picciotto (2013), « Is the International Tax System Fit for Purpose, Especially for Developing Countries »,document de travail 13 du CIDT.

Sol Picciotto (2021), « The Contested Shaping of International Tax Rules: The Growth of Services and the Revival of Fractional Apportionment’, Document de travail de l’ICTD 124.

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Sol Picciotto

Sol est professeur émérite à l'université de Lancaster, conseiller principal du Tax Justice Network, coordinateur du groupe de suivi BEPS et membre du sous-comité sur le règlement des différends du Comité fiscal des Nations unies. En tant que Senior Fellow de l'ICTD, ses recherches portent sur l'imposition des sociétés transnationales, en particulier dans les pays en développement.
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