Dans le cadre des négociations en cours sur la Convention-cadre des Nations Unies sur la fiscalité, l’une des solutions les plus prometteuses, mais aussi les plus difficiles à mettre en œuvre politiquement pour parvenir à des résultats équitables, est la formalisation et l’introduction du principe de traitement spécial et différencié (TSD). Le projet de mandat de la Convention des Nations Unies, publié le 7 juin 2024, fait référence à ce principe. Dans mon article « Agenda Setting and Decision Making under the OECD/G20 IF and the WTO – Developing Countries and Reform » publié dans Intertax, j’ai analysé le principe de TSD dans le cadre du commerce international, en soulignant les enseignements tirés et qui peuvent être appliqués au régime fiscal. Ce blog présente les principaux résultats de cette analyse.
En matière de règlementation fiscale internationale, la transition des conventions fiscales bilatérales vers une coordination fiscale mondiale a été mouvementée. Des pays et des coalitions ayant des intérêts divergents se sont bousculés pour s’offrir des marges de manœuvre politique et des règles mondiales favorables au titre du Cadre inclusif (CI) OCDE/G20. En conséquence, les règles n’ont souvent pas reflété les intérêts des pays du Sud, ce qui a conduit à l’adoption de règles simplifiées et à la redistribution des droits d’imposition. De plus, les lacunes dans le processus de règlementation, en particulier l’établissement des programmes de travail et la prise de décision au sein du CI, ont suscité le mécontentement des pays du Sud, ce qui a engendré un sentiment de faible légitimité en termes de contribution, de degré d’implication et de résultat. Pendant que les experts cherchent des solutions dans le cadre de la fiscalité internationale, d’autres systèmes multilatéraux similaires peuvent apporter des enseignements importants et servir de base pour élaborer un système optimal qui tienne compte des besoins et des intérêts de l’ensemble des États membres participants.
Contraste entre le Cadre inclusif OCDE/G20 et le régime commercial international de l’OMC
Le régime commercial international de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) constitue une base de comparaison utile. Les régimes du CI et de l’OMC présentent de beaucoup de points communs : ils ont contribué à la mise en place d’une infrastructure juridique permettant l’expansion des multinationales dans le monde, tout en sauvegardant les droits et les avantages liés au commerce. Dans le cadre du régime commercial, cela se fait par l’accès au marché (réduction des conditions et des mesures d’entrée des biens sur un marché) et la protection des entreprises par le biais de mesures correctives (comme l’antidumping) et de règlement des différends. Le régime fiscal, quant à lui, réduit les obligations fiscales des entreprises en limitant les droits des pays d’origine à les imposer, et s’attaque à la double imposition pour assurer la sécurité juridique en matière fiscale. Ces deux régimes font également partie d’un système de gouvernance économique mondial néolibéral qui a créé des conditions favorables pour les entreprises des pays du Nord et des économies émergentes. Ils ont cependant des cadres structurels et des processus divergents en matière de règlementation.
Établissement des programmes de travail, pays en développement et lacunes
L’établissement des programmes de travail désigne la capacité d’un acteur à façonner ou à définir de manière stratégique un programme en créant ou en renforçant des valeurs et des pratiques jugées légitimes. Dans le contexte des relations internationales, l’établissement des programmes de travail a été décrit comme une forme de « soft power ». Il consiste en ce que les parties prenantes, comme les États membres ou les acteurs, déterminent ce qui doit ou ne doit pas entrer dans le cadre des délibérations concernant les questions de fond ou de procédure. En outre, il précède la prise de décision et influence ou détermine souvent l’objet de ce processus.
Une analyse comparée de l’architecture institutionnelle structurelle et des règles de procédure révèle que l’OMC et le CI présentent des lacunes similaires en ce qui concerne l’établissement des programmes de travail. Les deux régimes ont de moins en moins su intégrer aux programmes de travail des points répondant aux besoins et aux problèmes des pays en développement. Ce fut le cas récemment dans le domaine du commerce lors des négociations de la 12e Conférence ministérielle (CM12) de l’OMC, où les commentateurs ont signalé la persistance de processus empreints d’exclusion. Les points des programmes de travail ont été élaborés en salle verte par un groupe restreint de pays développés et non par l’ensemble des membres, et les règles ont été contournées au nom de la dispense commerciale afin d’obtenir des mesures préférentielles. En matière de fiscalité, le CI ne prescrit pas explicitement de procédure d’établissement des programmes de travail, mais se réfère aux règles de l’OCDE administrées par le Comité des affaires fiscales. Il n’existe pas d’informations publiques sur les procédures spécifiques du CI en matière d’établissement de programmes de travail ou de participation, limitant ainsi la participation effective des parties prenantes. Par exemple, un certain nombre de propositions des pays en développement ont été ignorées ou rejetées lors des négociations sur le pilier Un, qui porte sur l’imposition des entreprises du numérique au titre du CI, ce qui a entraîné une baisse du sentiment de légitimité. En conséquence, le Forum sur l’administration fiscale africaine (ATAF) a fait valoir que l’attribution des droits d’imposition (en particulier sur le Montant A et les bénéfices résiduels) devrait être réexaminée, car la proposition est inéquitable, ainsi que celle du G24 relative à la reconnaissance d’une présence économique significative.
Une réforme fondamentale de ces deux régimes impliquerait des règles institutionnelles qui permettraient aux pays en développement de participer de manière significative à la première phase d’établissement des programmes de travail. Cela permettrait d’éviter les dissensions au moment de la règlementation et d’aboutir à une approche globale commune.
Prise de décision et défis
En ce qui concerne la prise de décision, les deux régimes ont eu du mal à prendre des décisions consensuelles. Les pays en développement membres de l’OMC ont de plus en plus recours à des règles transparentes fondées sur des conventions et se sont regroupés en coalitions pour rejeter progressivement les règles néolibérales inéquitables du Cycle d’Uruguay et bloquer le consensus. Cela s’est produit récemment lors de la 13e Conférence ministérielle (CM13), où l’Inde et l’Afrique du Sud se sont opposées à l’Accord sur l’investissement, qui concernait également les règles plurilatérales.
En revanche, le Cadre inclusif OCDE/G20 a produit des normes fiscales de plus en plus nombreuses et efficaces grâce à un processus de prise de décision rapide, mais non transparent. Malgré ses lacunes, il a atteint une légitimité en matière de résultat du fait de sa capacité à élaborer des règles qui traitent de l’érosion de la base d’imposition et du transfert de bénéfices (BEPS). Cependant, son caractère opaque a également été à l’origine de ses lacunes, car l’absence de règles administratives fondées sur des conventions dans son processus de règlementation consensuelle limite les possibilités d’exercer les droits démocratiques et de faire valoir les intérêts et les préférences des pays en développement. Cela a été bien illustré dans les règles du Pilier 2 qui prévoient une imposition extra-territoriale (c’est-à-dire affectant des pays qui n’ont même pas participé aux discussions). On note également d’autres défis comme les délais serrés pour une contribution effective à de longues règles complexes qui nécessitent la participation des parties prenantes nationales et, par conséquent, les ressources et les capacités nécessaires, ce qui désavantage les pays en développement.
Traitement spécial et différencié : une solution qui nécessite des ajustements
Le principe du traitement spécial et différencié (TSD) couvre un ensemble de dispositions qui favorisent les pays en développement dans le contexte d’un système international, grâce à des droits préférentiels ou « spéciaux ». En d’autres termes, il admet le caractère asymétrique – ou l’inégalité – des relations économiques, techniques et politiques entre les pays du Nord et ceux du Sud et cherche à y remédier. Si à l’OMC on tient à intégrer les pays dans le régime commercial, et dans le droit de l’environnement sous la forme du principe des responsabilités communes mais différenciées (CbDR) à l’alinéa 1 de l’article 2, et à l’article 4 de l’Accord de Paris, cette idée a également été reprise dans certains des résultats substantiels de la gouvernance fiscale mondiale.
Le traitement spécial et différencié existe sous différentes formes dans le système fiscal international notamment :
- accorder aux pays en développement un report de l’examen par les pairs sur la résolution des différends, conformément à l’Action 14 du BEPS ;
- d’autres règles spécifiques pour les « juridictions à faible capacité » sont énoncées dans la proposition du Pilier Un, Montant B, qui prévoit une approche simplifiée des prix de transfert pour les activités de commercialisation et de distribution de base pour les seuils d’imposition peu élevés dans les « juridictions à faible capacité ». Il s’agit là d’une flexibilité par rapport aux règles standard, qui est une forme de TSD.
L’inclusion de ces dispositions indique a priori que l’on reconnaît la diversité des besoins et des capacités des pays en développement, en particulier des pays à faible revenu. L’absence de règles institutionnelles de gouvernance fiscale et de cadre juridique a cependant entraîné une utilisation et une mise en œuvre incohérentes et limitées des principes du régime fiscal. Ces lacunes se traduisent par :
- l’absence de reconnaissance formelle du principe général du traitement spécial et différencié ;
- l’absence de droits et d’obligations contraignants spécifiques (à l’exception des deux exemples susmentionnés), ce qui signifie que les dispositions n’ont pas d’effet juridique ;
- l’absence de possibilité ou d’assistance pour élaborer ou présenter des propositions dans des domaines prioritaires alignés sur les besoins des pays à faible revenu (PFR).
L’objectif actuel de la Convention-cadre des Nations Unies est d’« incorporer » le principe, en établissant de façon efficace un cadre juridique dans une convention formelle. Bien que cela soit important, une mise en œuvre réussie et efficace du TSD dépend en effet de l’application de droits et d’obligations contraignants pertinents.
L’analyse de l’application du TSD (ou de son équivalent dans d’autres régimes, comme le CbDR) et l’identification des lacunes de son application dans la fiscalité internationale ont permis de dégager cinq problématiques spécifiques que le TSD pourrait répondre en fiscalité. Il s’agit :
- des dispositions procédurales qui accélèrent les propositions des PFR sur des questions cruciales (lors de la phase d’établissement des programmes de travail), telles que l’utilisation abusive des conventions fiscales ou l’augmentation des droits d’imposition à la source ;
- des dispositions substantielles permettant une flexibilité ou une divergence préférentielle dans la mise en œuvre des normes fiscales internationales, comme par exemple les règles d’inclusion de revenus plus élevés fondées sur la substance au titre du Pilier Deux ;
- des dispositions substantielles qui prévoient des périodes de transition plus longues pour les pays en développement ;
- des dispositions substantielles qui exigent des pays qu’ils préservent les intérêts de ceux à faible revenu, ce qui inclurait les pays sujets à une utilisation abusive des conventions fiscales, notamment celles conclues avec les pays du Nord ; et
- une assistance technique et financière pour aider à renforcer l’administration fiscale et faciliter sa participation à la gouvernance fiscale internationale.
Cela étant, le TSD nécessitera sans aucun doute l’adhésion des pays développés.
Si le TSD peut apporter aux pays en développement des possibilités politiques importantes et substantielles, son application dans le cadre de l’OMC montre des lacunes manifestes et permet de tirer des enseignements :
- Il est important de définir des critères équitables pour les pays éligibles. Cela pose un problème dans un monde où les pays en développement hétérogènes sont à la quête de marges de manœuvre.
- Il est important que les règles soient pertinentes et applicables. Il s’agit là d’une solution politique et juridique visant à équiblibrer les asymétries de pouvoir liées aux besoins des pays en développement dans le cadre du régime fiscal international.
Synthèse des différences entre les deux régimes
La principale différence est le niveau de formalité institutionnelle, qui a un impact sur le cadre structurel et les processus de règlementation.
La dispense commerciale se caractérise par des règles transparentes fondées sur des conventions, tandis que le Cadre inclusif repose sur des processus opaques. Le Cadre inclusif OCDE/G20 a pu enregistrer quelques progrès significatifs au niveau mondial, tels que le Pilier Deux, mais ce résultat suscite des inquiétudes quant à la légitimité de ses procédures de prise de décision. Celles-ci sont notamment :
- l’influence limitée des pays en développement au stade de l’établissement des programmes de travail ;
- des délais qui empiètent sur les processus de consultation démocratiques ;
- des pressions formelles et informelles exercées sur les pays en développement pour les empêcher de se retirer.
En revanche, dans le cadre de l’OMC, des procédures et des règles claires et écrites (qui incluent le TSD) ont permis aux pays en développement d’avoir davantage de possibilités.
Perspectives : deux propositions pour combler les lacunes
- Incorporer dans la fiscalité internationale des dispositions contraignantes en matière de TSD fondées sur des règles pour remédier au caractère asymétrique des relations économiques, techniques et politiques entre les pays du Nord et ceux du Sud :
Comme indiqué ci-dessus, le TSD existe déjà dans la coordination fiscale mondiale à travers le traitement différencié. Une reconnaissance formelle du principe, et des dispositions et règles spécifiques applicables à des questions essentielles telles que l’établissement de programmes de travail garantiraient la participation et l’adhésion des pays en développement, tout en reconnaissant équitablement la situation des différents États membres. Il est également proposé d’introduire une règle de procédure accélérée pour permettre aux PFR de bénéficier d’une assistance technique afin d’élaborer des règles adaptées à leurs besoins. Une fois la proposition élaborée, les pays développés peuvent s’engager à lui donner la priorité lors de l’établissement formel des programmes de travail. Dans la pratique, l’assistance technique pourrait être assurée par un comité qui évalue les besoins au cas par cas, comme les fuites de revenus dans les PFR dépendant de l’industrie extractive, et élabore des solutions coordonnées qui sont accélérées par le cadre règlementaire. Cette proposition permettrait de résoudre les questions essentielles liées au BEPS et les difficultés liées à une participation effective qui ont déjà un impact disproportionné sur les PFR.
- Incorporer un volet de règlementation plurilatérale pour encourager l’élaboration de règles équitables alignées sur les intérêts des pays concernés (tant du Nord que du Sud) :
Dans la pratique, cela pourrait prendre la forme de protocoles autonomes élaborés en même temps que la Convention des Nations Unies, à l’exemple d’une convention sur l’imposition de la fortune ou sur les flux financiers illicites, adoptés par les pays qui s’efforcent de relever ces défis en particulier – comme cela a déjà été inclus dans l’avant-projet. Le principal défi auquel sont confrontées les règles plurilatérales est lorsqu’un vote par consensus est nécessaire pour les faire passer, ce qui pourrait permettre à d’autres pays de bloquer leur adoption. Toutefois, en raison de l’application ciblée et étroite des règles et de la possibilité pour les pays d’y adhérer ou non, il est fortement recommandé que la prise de décision concernant les règles plurilatérales soit faite par un vote reflétant l’ensemble des membres et leurs préférences.
Les deux propositions présentent donc une solution politique et juridique pour équilibrer les asymétries de pouvoir liées aux besoins des pays en développement dans le régime fiscal international.