Le gouvernement ivoirien est sous pression pour augmenter son taux de pression fiscale – estimé à environ 11,9 % du PIB en 2022 – afin d’atteindre le seuil de 20 % fixé par l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). Les prêts du FMI soutenant le Plan national de développement 2021-2025 renforcent cette urgence en appelant à une meilleure viabilité des finances publiques et à une mobilisation accrue des ressources intérieures. Pour relever ces défis financiers, l’impôt foncier a été explicitement identifié comme une source de revenus essentielle.
L’impôt foncier : une source de revenus sous-exploitée
Bien que l’impôt foncier représente une ressource importante pour les collectivités locales pour une prestation de services publics de meilleure qualité, cette ressource fiscale reste largement inexploitée dans de nombreux pays. Une meilleure utilisation du potentiel de l’impôt foncier implique non seulement une volonté politique forte, mais aussi des réformes administratives ou techniques. Ces efforts doivent s’inscrire dans une stratégie globale visant à renforcer l’équité fiscale et à améliorer la perception des contribuables afin de favoriser la conformité volontaire – au-delà des gains immédiats en recettes. Toutefois une telle approche est loin d’être évidente.
Le cas de la Côte d’Ivoire, où des réformes d’ampleur ont été mises en œuvre pour accroître les recettes de l’impôt foncier, offre une perspective intéressante sur ces questions. Ce blog, fondé sur des données d’entretiens recueillies en 2023, examine comment une volonté politique vigoureuse a propulsé les réformes mais aussi comment cette impulsion a conduit l’administration à se concentrer principalement sur des objectifs de recettes à court terme, au détriment de stratégies plus durables.
Une forte volonté politique pour mobiliser l’impôt foncier
Cette volonté politique s’est traduite par une pression importante émanant du niveau ministériel sur la Direction Générale des Impôts (DGI) – et plus particulièrement sur la Direction du Cadastre (DCAD), en charge de l’impôt foncier. La DCAD a été chargée d’atteindre des objectifs annuels de plus en plus ambitieux. Cette pression se répercute depuis le siège du bureau central de la DCAD à Abidjan jusqu’aux directeurs régionaux, convoqués plusieurs fois par an pour rendre compte de leurs performances.
La volonté d’augmenter les recettes issues de l’impôt foncier s’est matérialisée par des engagements en faveur d’importantes réformes législatives et administratives. Notamment, des opérations de terrain sont menées de manière presque constante au niveau régional pour élargir et mettre à jour les registres fonciers. En parallèle, plusieurs projets menés par la DCAD visent à améliorer la qualité des bases de données et l’accès aux informations sur les propriétaires. La DGI réalise d’importants investissements, au travers de son budget annuel, dans la gestion du cadastre, les mises à jour des bases de données, le recouvrement des impôts et la formation du personnel par exemple en matière de technologies de l’information et de la communication. La numérisation de divers processus, y compris les paiements en ligne, est en cours.
L’ouverture de la part de l’administration à tester de nouvelles procédures opérationnelles –parfois au-delà du cadre juridique actuel, comme l’imposition de bâtiments aux propriétaires inconnus – ainsi que les amendements législatifs prévus témoignent de la volonté politique d’avancer malgré les obstacles. Ces efforts ont porté des fruits : selon les données la DGI, les recettes foncières ont souvent augmenté de plus de 10 % par an depuis 2018.
Les défis d’objectifs ambitieux, à court terme et axés sur les recettes
La pression intense exercée sur l’administration fiscale a conduit à privilégier l’atteinte d’objectifs de recettes immédiats – parfois au détriment de considérations à long terme concernant l’équité fiscale, l’efficacité administrative et la coopération interinstitutionnelle.
Équité
La réforme du système d’évaluation foncière, qui vise à passer de valeurs administratives en grande partie déterminées par les agents de l’administration fiscale à des valeurs marchandes fixées par des commissions d’experts, semble avant tout motivée par l’augmentation des recettes. La réforme ne remédie cependant pas aux iniquités fiscales existantes. D’une part, la formule d’évaluation prend en considération le nombre de pièces d’une propriété plutôt que sa superficie, ce qui peut désavantager les ménages à faible revenu résidant dans de petites propriétés à plusieurs pièces. De plus, la délimitation des quartiers pour établir les coefficients zonaux pourrait manquer de granularité et ne pas refléter adéquatement la valeur individuelle des propriétés dans une même zone. Traiter la question de l’équité dans l’évaluation foncière est essentiel pour encourager la conformité fiscale volontaire et mettre en place un système durable.
En outre, la forte pression exercée sur les propriétaires fonciers déjà enregistrés dans la base fiscale – dont certains sont exhortés à payer des arriérés remontant à plusieurs années – peut contribuer à atteindre les objectifs de recettes dans un premier temps, mais exerce une pression disproportionnée sur une base restreinte de contribuables. Cette approche peut être perçue comme coercitive et injuste, et risque de miner la confiance fiscale. Une approche plus clémente, axée sur l’équité entre tous les propriétaires fonciers, permettrait de renforcer progressivement les habitudes et la confiance des contribuables, offrant ainsi de meilleurs résultats à long terme.
Rentabilité
L’accent mis sur les résultats financiers immédiats a parfois éclipsé des stratégies plus rentables à long terme. Par exemple, l’identification foncière pourrait être rendue plus efficace par une meilleure utilisation i) des technologies SIG (systèmes d’information géographique) pour créer des identifiants uniques pour les propriétés et ii) des images satellites, moins coûteuses que les images aériennes.
Avec des services spécifiquement dédiés au cadastre technique, à l’évaluation foncière et au recouvrement de l’impôt foncier établis dans chaque région, la gestion de l’impôt foncier reste coûteuse sur le plan administratif tout en ne générant qu’environ 5 % des recettes prélevées par la DGI (chiffres de 2019). Par conséquent, la DCAD subit des pressions pour réduire ses coûts. Cela reste toutefois un objectif secondaire par rapport à l’augmentation des recettes fiscales. Investir dans des réformes de rentabilité peut initialement ralentir la croissance des recettes, mais constitue un levier essentiel pour mettre en place un système durable à long terme.
Coordination
De nombreux projets sont entrepris à différents niveaux pour améliorer la mobilisation de l’impôt foncier, mais la coopération interinstitutionnelle s’avère souvent insuffisante. Faute de temps ou de mécanismes pour coordonner les efforts, les activités de cartographie et d’enregistrement des propriétés sont parfois fragmentées, conduisant dans certains cas à des chevauchements géographiques. Ce manque de coordination se manifeste également dans la mise en œuvre cloisonnée des projets de numérisation. Bien que chaque institution impliquée dans la gestion de l’impôt foncier ait commencé à numériser certains processus, un alignement de la planification et de l’allocation des ressources est nécessaire pour intégrer ces systèmes. Renforcer la coordination et le partage d’informations entre les unités administratives est essentiel pour une gestion efficace.
La pression exercée pour atteindre les objectifs de performance a également conduit à des dysfonctionnements administratifs, dont des effets incitatifs pervers. Par exemple, dans le but d’augmenter le nombre d’enregistrements, certains agents des services d’assiette de l’impôt foncier rattachent des bâtiments à des parcelles sans lien, lorsque le numéro de parcelle correct n’est pas trouvable. Par la suite, les agents de recouvrement se retrouvent incapables de localiser ces propriétés, les empêchant de prélever l’impôt.
Vers un système plus pérenne de gestion de l’impôt foncier
La volonté politique et la capacité à mettre en œuvre des réformes sont essentielles pour améliorer la mobilisation des recettes fiscales foncières. Cependant, l’exemple ivoirien montre que la pression politique à elle seule ne suffit pas et peut même avoir certains effets négatifs à long terme.
L’examen des réformes et de leurs résultats montre que la mobilisation de l’impôt foncier en Côte d’Ivoire a indéniablement fait des progrès significatifs. Néanmoins, les objectifs de recettes très élevés et immédiats fixés à l’administration fiscale ivoirienne semblent, dans une certaine mesure, nuire à la mise en place d’un système durable de gestion de cet impôt. Cette situation rejoint les constats dans d’autres pays à revenu faible et intermédiaire, où une approche strictement budgétaire produit des effets négatifs à long terme.
Pour établir un système pérenne, il serait judicieux de revoir la manière dont les objectifs sont fixés à la DGI. Une approche plus durable pourrait consister à fixer d’abord certains objectifs stratégiques liés aux processus – comme rendre l’intégration de systèmes informatiques opérationnelle dans un délai d’un an – tout en maintenant des objectifs d’assiette et de recettes réalistes. Aller au-delà des seuls objectifs de recettes et mettre l’accent sur l’équité, la rentabilité et la coordination entre les institutions est primordial pour développer un système de gestion de l’impôt foncier efficace sur le long terme.