La numérisation et la servitisation croissantes de l’économie suscitent plus que jamais de vifs débats sur la manière d’imposer les services transfrontaliers. Alors qu’une solution mondiale est nécessaire, les événements récents en matière de fiscalité internationale semblent indiquer qu’il n’existe pas encore de cadre de gouvernance fiscale mondiale. Cependant, au moment où le Cadre inclusif tient une plénière cette semaine, je me demande s’il est illusoire de s’attendre à une solution mondiale.
Le contexte actuel
Le professeur Schön a écrit à propos des normes fiscales internationales que « le système actuel est un compromis et le système futur le sera également ». Si un compromis a été trouvé dans les années 1920 par un petit groupe de pays les plus avancés de l’époque dans le cadre de la Société des Nations créée juste après la Première Guerre mondiale, la situation actuelle est très différente. Avec la mondialisation et la numérisation extrêmes de l’économie aujourd’hui, il est nécessaire de mettre en place des normes fiscales internationales stables et adaptées à l’objectif visé, dans le cadre d’une gouvernance fiscale mondiale.
Bien que nous soyons tous d’accord sur ce point, il ne sera pas facile de parvenir à un tel compromis mondial. En effet, l’efficacité du Cadre inclusif OCDE/G20 sur le BEPS (CI) semble s’émousser : alors que les négociations ne semblent pas avoir suffisamment pris en considération les réalités et les préoccupations des économies en développement, le pays hôte d’un grand nombre d’entreprises multinationales (les États-Unis) ne montre pas de signes d’une réelle adhésion.
L’« accord fiscal révolutionnaire pour l’ère numérique », annoncé par l’OCDE en octobre dernier après l’adhésion des membres du CI (à l’exception du Kenya, du Nigeria, du Pakistan et du Sri Lanka) à la solution reposant sur deux piliers, pourrait ne pas aboutir, du moins pas entièrement.
Malgré les efforts considérables déployés par les membres du CI pour achever la rédaction de la Convention multilatérale (CM) nécessaire ce mois-ci, la mise en œuvre de la solution reposant sur deux piliers en tant que paquet semble irréaliste. Cela est non seulement dû au fait que les États-Unis pourraient ne pas signer la convention, ou que la redistribution des droits fiscaux promise dans le cadre du Pilier Un ne répond pas aux attentes des pays en développement, mais aussi à la complexité de la convention elle-même.
Problèmes non résolus
Le Pilier Deux était une proposition précipitée, motivée par des considérations politiques, qui a détourné l’attention de la principale préoccupation des pays en développement, à laquelle le Pilier Un devait répondre : établir des règles plus équitables en matière de liens et de répartition des bénéfices.
Cependant, le Pilier Un n’aurait pas pu répondre de manière adéquate à cette préoccupation, ses règles étant basées sur un diagnostic biaisé présenté dans le Rapport sur l’Action 1 du BEPS par les juridictions de l’OCDE et du G20 en 2015 et n’ayant jamais été actualisé. Ce diagnostic n’a pas pris en compte les pratiques fiscales qui vont au-delà des normes définies par l’OCDE comme l’imposition des bénéfices des entreprises dans la juridiction de résidence et/ou le site d’un établissement permanent, ainsi que les principes de l’entité distincte et de la pleine concurrence. En outre, les méthodes telles que l’imposition à la source, la présomption d’imposition et les mécanismes de retenue à la source n’ont pas été prises en compte.
En Amérique latine, on assiste depuis de nombreuses années à une tendance grandissante d’introduction dans le système de l’impôt sur le revenu, de dispositions basées sur le critère de la « source de paiement », qui relie la source d’un élément de revenu au lieu de résidence du payeur. Les Nations Unies ont récemment soutenu cette démarche en introduisant les articles 12A (Services techniques) et 12B (Services numériques automatisés) dans leur modèle de convention fiscale. L’Uruguay, par exemple, a assoupli l’approche traditionnelle de la définition de la source pour les services techniques et publicitaires, qu’ils soient numériques ou non. Dans la région, où il n’existe pas un vaste réseau de conventions fiscales, les pays reconnaissent depuis des décennies que les entreprises étrangères opérant sur leur territoire sont imposables sur un montant fictif, qu’il y ait ou non un établissement stable.
Cependant, ce n’est qu’à la fin de l’année dernière que le Groupe de pilotage du CI et le Secrétaire de l’OCDE ont mandaté le Groupe de travail sur l’économie numérique pour commencer à discuter de la manière d’aborder l’interaction entre les règles conçues jusqu’à présent et les mesures existantes en matière d’impôt sur le revenu qui s’écartent des normes de l’OCDE. Des discussions sont en cours, mais la diversité des systèmes fiscaux nationaux et l’absence de principes communs clairs rendent cette tâche pratiquement impossible d’un point de vue technique.
Un avenir plus radieux ?
Ce remous dans le paysage fiscal international nous rappelle une question posée en 2014 par les professeurs Martin Jiménez et Calderón Carrero, concernant le plan d’action du BEPS : 2 « La fin, le début de la fin ou la fin du début ? » Pourquoi tant d’incertitudes après près d’une décennie de travaux « inclusifs » sur la fiscalité de l’économie numérisée ?
Il est probable que les résultats potentiellement décevants du CI expliquent la décision de l’Assemblée générale des Nations Unies d’explorer des alternatives à la coopération fiscale. En décembre dernier, l’Assemblée a adopté, à l’initiative des pays africains et avec le soutien de la majorité des pays en développement, une résolution sur la promotion d’une coopération internationale efficace et inclusive en matière fiscale. Cela pourrait aboutir à « l’élaboration d’un cadre ou d’un instrument de coopération internationale en matière fiscale élaboré et validé dans le cadre d’un processus intergouvernemental de l’ONU ». La résolution demande au Secrétaire général de préparer un rapport « pour planter le décor » en prenant pleinement en considération les accords internationaux et multilatéraux existants et de consulter largement les parties prenantes concernées. Ces consultations sont déjà en cours.
Les pays développés qui s’y opposent ont insisté pour que les négociations se poursuivent au sein du CI, estimant que les discussions à l’ONU feraient double emploi et compromettraient les négociations en cours. Cependant, même si les négociations aboutissaient au CM, la mise en œuvre du Pilier Un semble vouée à l’échec.
Alors que le Forum sur l’administration fiscale africaine a représenté ses membres de manière excellente lors des discussions du CI sur le paquet des deux piliers, l’Amérique latine et les Caraïbes n’ont pas défini leurs intérêts communs et n’ont pas cherché à influencer le débat en tant que région. Cette situation connaît aujourd’hui une évolution avec le premier Sommet latino-américain et caribéen pour un ordre fiscal mondial inclusif, durable et équitable, organisé récemment par le ministère des Finances et du Crédit public de la Colombie. L’objectif est de créer un cadre régional qui puisse jouer un rôle similaire à celui qu’a joué l’ATAF.
Ces évolutions témoignent de l’intention de travailler à relever les défis d’une manière véritablement globale, une approche que l’OCDE n’a pas su adopter en temps voulu. J’espère que ces initiatives ne se limiteront pas aux intentions, mais déboucheront sur des avancées concrètes qui contribueront à l’élaboration d’un véritable cadre de gouvernance fiscale mondiale qui apporte des solutions à la fois inclusives et efficaces pour l’imposition de l’économie des services.