Série de blogs de l’ICTD sur l’informalité et la fiscalité

Le programme Informalité et fiscalité de l’ICTD vise à mener, connecter et soutenir de nouvelles recherches autour de la relation entre fiscalité et informalité. Pour présenter certains des champs clés de recherche dans ce domaine et faire ressortir des questions pertinentes pour les décideurs politiques et les universitaires, nous accompagnerons nos travaux d’une série de blogs sur l’informalité et la fiscalité. Ce programme porte essentiellement sur les tentatives visant étendre le filet fiscal à l’économie informelle.

Les dernières estimations de l’OIT indiquent que près de 70% de la main-d’œuvre des pays en développement et des économies émergentes se trouve dans l’économie informelle. Pour l’Afrique, ce chiffre est estimé à 85%. Au vu de sa taille même et de la perte de recettes fiscales que l’on suppose souvent que cette taille entraîne, les gouvernements des pays en développement s’intéressent depuis longtemps à la « formalisation », c’est-à-dire aux politiques visant à attirer le secteur informel dans le filet fiscal. La « formalisation » est généralement présentée comme une opportunité d’accéder à des sources de revenus inexploitées, de créer les conditions d’une croissance dynamique dans l’économie informelle et d’attirer les personnes économiquement marginalisées dans un nouveau contrat social avec l’État.

Nous sommes sceptiques quant à la possibilité que les approches les plus courantes de la « formalisation » atteignent systématiquement leurs objectifs. Dans les faits, les politiques de formalisation avancent souvent lentement, génèrent peu de revenus, produisent des résultats inattendus, se heurtent à des résistances locales et risquent de pérenniser la marginalisation des groupes ciblés. Il convient d’engager de nouvelles discussions politiques sur la fiscalité et l’économie informelle afin d’élaborer des approches plus ciblées et plus appropriées pour taxer les petites entreprises et les entreprises du secteur informel.

Les stratégies plus efficaces nécessiteront une meilleure compréhension des relations complexes entre les gouvernements, les administrations fiscales et les économies informelles. Plus particulièrement, la recherche — et la politique qui en découle — doit être fondée sur quatre principales considérations :

  1. Premièrement, la distinction entre les entreprises du secteur formel et celles du secteur informel est plus complexe : il existe de nombreux degrés de « formalisation », de nombreuses entreprises étant enregistrées dans certains domaines, mais pas dans d’autres, et payant certaines taxes et redevances, mais pas d’autres.
  2. Deuxièmement, les politiques de formalisation, y compris l’enregistrement des nouveaux contribuables, sont souvent élaborées sans une évaluation appropriée des défis pratiques liés à l’imposition des entreprises du secteur informel et à la collecte effective de nouvelles recettes auprès des contribuables enregistrés.
  3. Troisièmement, l’expression « secteur informel » regroupe un ensemble extrêmement diversifié d’entreprises, allant des grandes entreprises qui se livrent à l’évasion fiscale aux petites et micro-entreprises. Les entreprises relativement grandes, mais appartenant au secteur informel et fonctionnant au comptant, posent un problème majeur d’évasion fiscale. En revanche, une fiscalité élargie aux petites entreprises offre un potentiel de revenus limité, tout en exigeant des stratégies distinctes plus adaptées aux questions d’équité, d’inclusion et aux réalités administratives.
  4. Enfin, élargir simplement le filet fiscal est insuffisant pour renforcer les liens entre impôt et responsabilité ou l’engagement des contribuables. Des stratégies plus subtiles sont probablement nécessaires.

La « formalisation » ne signifie pas une chose unique

L’informalité économique revêt des causes et des dimensions diverses : il n’existe aucun créneau où interagissent les entreprises et les gouvernements, les entreprises du secteur informel paient toutes les taxes universelles, et sont incluses dans tous les services. Sur le plan juridique, une entreprise peut être inscrite au registre du commerce, mais pas à l’administration fiscale — ou vice-versa. Aucune de ces deux formes d’enregistrement ne garantit le respect des règles fiscales. La formalisation comporte de nombreux éléments qui ne vont pas toujours ensemble. Sur le plan conceptuel, la formalisation peut également avoir plusieurs significations : pour une agence fiscale, elle peut être une voie d’accès à de nouvelles recettes ; pour le registre du commerce, un effort pour améliorer la réglementation ; et pour les entreprises elles-mêmes, une possibilité d’accéder aux services de l’État et à de nouvelles opportunités. Lorsque les chercheurs ou les décideurs politiques pensent que la formalisation est une chose unique, avec un sens unique, cela déforme une réalité plus complexe de manière à ce qu’elle puisse potentiellement conduire à des choix politiques inappropriés.

La stratégie la plus couramment adoptée pour « formaliser » l’informel consiste peut-être à organiser des campagnes d’enregistrement des nouveaux contribuables. L’hypothèse fréquente est que les entreprises du secteur formel paient des taxes et que les entreprises du secteur informel n’en paient pas. Dans la pratique, cependant, il n’y a pas de simple lien binaire entre les entreprises enregistrées et non enregistrées. Les entreprises sont soumises à différentes taxes et à différents paiements, dont certains sont formels, d’autres informels, d’autres encore nécessitent un enregistrement, et d’autres encore ne le nécessitent pas. Si la TVA et l’impôt sur les sociétés doivent généralement être enregistrés, de nombreux autres paiements ne le sont pas, notamment les impôts sur le marché, les taxes foncières, les licences d’exploitation locales, certaines taxes de présomption, d’autres redevances locales et des paiements informels potentiellement importants à des fonctionnaires de l’État et à des agents non étatiques. Des recherches récentes, notamment au Ghana (disponibles ici et ici), en RDC et en Sierra Leone, montrent clairement que si les entreprises du secteur informel ne paient pas toutes les taxes officielles, elles paient souvent certains impôts et frais, ainsi qu’une série de paiements informels. Pendant ce temps, de nombreuses entreprises officiellement enregistrées ne paient en fait aucune taxe. L’une des conséquences de cette pratique est que l’augmentation de l’imposition des petites entreprises du secteur informel peut parfois alourdir le fardeau déjà énorme des taxes et des frais pour les entreprises à faibles revenus, tout en détournant l’attention sur le non-respect des règles fiscales par les grandes entreprises du secteur formel et informel.

L’enregistrement des contribuables n’est pas la même chose que la collette de recettes auprès des contribuables

Comprendre la formalisation comme une simple extension de l’enregistrement fiscal risque de gonfler les registres fiscaux sans vraiment augmenter les recettes. Par exemple, le programme d’extension du registre des contribuables en Ouganda a entraîné des incohérences et des doublons dans les données, avec 16 107 contribuables individuels ayant enregistré le même numéro d’identification national, 6173 le même numéro de passeport, 3360 la même adresse électronique et 1742 le même numéro de téléphone. Pendant ce temps, des recherches récentes menées au Rwanda, en Ouganda et à Eswatini montrent que les contribuables qui sont enregistrés auprès de l’autorité fiscale et qui remplissent des déclarations peuvent encore déclarer nul sur toutes les dimensions de leurs déclarations d’impôts, y compris le revenu et l’impôt. En 2017, environ 56 % et 23 % des déclarations d’impôt sur le revenu des sociétés et des particuliers déposées au Rwanda, respectivement, étaient nulles. Les particuliers et les entreprises qui soumettent ces déclarations ne contribuent pas aux recettes et ne communiquent pratiquement aucune information à l’administration fiscale, bien qu’elles soient « formalisées ». Il est plus que jamais nécessaire d’élaborer des stratégies qui soient cohérentes avec les réalités administratives sur le terrain.

L’économie informelle est diversifiée

L’une des principales motivations des programmes de formalisation dans le monde est l’hypothèse selon laquelle l’économie informelle dispose d’importantes sources de revenus « inexploitées ». Toutefois, cette hypothèse est profondément trompeuse, puisque les chiffres estimés regroupent un secteur qui est non seulement extrêmement diversifié en termes de statut fiscal et d’enregistrement, mais aussi en termes d’acteurs et de modèles commerciaux. L’économie informelle comprend d’une part les petits vendeurs de rue et d’autre part les personnes extrêmement riches qui fraudent le fisc. Pour éviter de comparer Apple Inc. aux vendeurs d’oranges, pour ainsi dire, les stratégies de formalisation devront inévitablement être spécifiques aux caractéristiques des sous-secteurs de l’économie informelle.

Dans la pratique, les stratégies de formalisation ciblent généralement les petits contribuables, les commerçants et les vendeurs de rue. Toutefois, générer des recettes fiscales supplémentaires auprès de petits acteurs de l’économie informelle est coûteux. Les recettes supplémentaires perçues ne peuvent que servir à payer les salaires des collecteurs d’impôts. Plus important encore, le fait de cibler les petits contribuables plutôt que les grands contribuables qui ne respectent pas les règles fiscales — y compris les professionnels indépendants comme les avocats et les dentistes — soulève d’importantes questions d’équité qui sont souvent laissées sans réponse. Dans ce contexte, les questions d’équité doivent être au centre de la planification des politiques afin d’éviter les troubles populaires et la marginalisation accrue de groupes déjà vulnérables.

L’imposition du secteur informel n’entraîne pas nécessairement un engagement positif des contribuables avec l’État

Beaucoup pensent souvent que le fait de taxer l’économie informelle peut servir de base à un nouvel engagement entre les citoyens et les autorités, en favorisant la responsabilité et en rompant ce que Judith Tendler a appelé le « pacte du diable », un équilibre de négligence mutuelle où les politiciens locaux tolèrent une activité économique informelle non taxée afin de garantir leurs votes, mais ne développent jamais d’incitation à investir dans le développement et la modernisation des entreprises. Toutefois, pour soutenir l’engagement entre les États et les individus dans l’économie informelle, il faut non seulement que les organes gouvernementaux soient disposés à s’engager, mais aussi qu’il y ait des structures organisationnelles et des représentants au sein de l’économie informelle avec lesquels ils peuvent s’engager.

Cependant, s’organiser au sein de l’économie informelle constitue souvent un défi : les individus dans l’économie informelle connaissent souvent d’autres formes de marginalisation sociale et économique et peuvent être vulnérables à l’emprise de réseaux ou de politiciens plus privilégiés. La simple extension du filet fiscal ne signifie pas que des liens positifs seront établis entre l’impôt et la responsabilité fiscale. Ces liens dépendent des structures organisationnelles au sein des groupes informels et de la manière dont leur interaction avec les structures d’État est organisée. Une meilleure compréhension des deux est nécessaire pour que les approches politiques de l’économie informelle conduisent à un engagement plus positif des contribuables avec l’État.

Taxer l’économie informelle : un programme de recherche

L’intérêt largement répandu des décideurs politiques pour la formalisation contraste avec la compréhension extrêmement limitée, tant chez les universitaires que chez les praticiens, de ce que signifie la formalisation en pratique et des conditions dans lesquelles elle pourrait être équitable et progressive, plutôt qu’inefficace pour risquer l’exploitation et les agitations. Il est nécessaire de mieux comprendre le paysage local de la collecte informelle de recettes afin d’éviter d’ajouter de nouvelles charges aux groupes particulièrement vulnérables ou déjà surtaxés, ainsi que les relations d’autorité et de pouvoir locales qui les sous-tendent. De même, il est nécessaire de mieux comprendre la manière dont les différentes stratégies visant à étendre le filet fiscal affectent divers secteurs de l’économie informelle et comment les stratégies politiques peuvent être conçues pour être à la fois plus efficaces et plus équitables.

L’on compte énormément d’économies informelles dans le monde ; de nombreuses personnes qui y gagnent leur vie sont pauvres et vulnérables ; les stratégies de formalisation sont diverses ; et les connaissances dans ce domaine sont relativement rares. Ce sont ces raisons qui nous amènent à penser que de nouvelles recherches dans ce domaine, avec un regard particulier sur l’équité et les implications politiques, peuvent contribuer de façon substantielle à la pratique fiscale et au développement.

Souhaitez-vous mener des recherches sur le thème « déballage sur la formalisation », ou sur des thèmes plus larges, notamment l’informalité et la fiscalité ? Nous cherchons actuellement à soutenir des recherches innovantes sur ces questions et nous acceptons les propositions de projets sur une base continue. Consultez notre appel à propositions ici.

This blog is also available in English

Vanessa van den Boogaard

Vanessa van den Boogaard is a Research Fellow at the ICTD and a Senior Research Associate at the Munk School of Global Affairs and Public Policy at the University of Toronto. She completed her PhD thesis on informal revenue generation and statebuilding in Sierra Leone, and has ongoing research on the topic in the Democratic Republic of the Congo and Somalia. Vanessa leads the ICTD’s new programme on civil society engagement in tax reform and co-leads the research programme on informal taxation.

Max Gallien

Max Gallien is a Research Fellow at the ICTD. His research specialises in the politics of informal and illegal economies, the political economy of the Middle East and North Africa and development politics. He completed his PhD at the London School of Economics. Max co-leads the informality and taxation programme with Vanessa, as well as the ICTD’s capacity building programme.